L’évaluation de ma fille (B. Dufeu)
Quand mes enfants sont nés, comme j’étais professeur depuis plusieurs années, j’ai voulu évaluer leurs compétences, comme je le faisais avec mes élèves. J’ai donc établi pour chacun d’eux un carnet de notes. Ainsi, pour vous donner un exemple, j’ai évalué la capacité à marcher de ma fille. À douze mois, comme elle ne marchait pas encore, mais qu’elle tenait tout de même sur ses jambes, ce qui est un bon point de départ pour marcher, je lui ai accordé un deux sur vingt en marche. Un mois plus tard elle marchait, mais sa marche manquait de grâce, je lui ai donc mis un quatorze sur vingt, ce qui était selon moi une note excellente. Quatorze, c’est d’ailleurs la meilleure note que j’ai jamais attribuée à mes enfants dans leur éducation, car être un bon professeur consiste, en premier, à être un professeur exigeant et donc sévère. Il importe de forger leur volonté et leur endurance et ce n’est pas en les surestimant qu’on les aide. Je pense d’ailleurs que, suivant mes critères, je mettrais un dix-huit sur vingt en course à pied au champion du monde de marathon. Tout le monde peut mieux faire !
Revenons à ma fille, je lui ai expliqué à l’âge de douze mois comment marcher. J’ai décomposé les pas, je lui ai indiqué l’angle idéal pour poser le pied, comment le métatarse doit se poser, comment maintenir l’équilibre. J’ai donc travaillé la posture, la foulée, le déroulé du pied, car on ne peut apprendre que consciemment. Grâce à mon enseignement elle a fait en un mois d’énormes progrès. Comme elle ne pouvait vraiment marcher quatre semaines plus tôt, j’en ai conclu qu’elle avait appris à marcher en quatre semaines, cela, en particulier, grâce à mes conseils. Tout ce qui s’est passé dans ce domaine auparavant (sens de l’équilibre, assurance, prise de risque) ne pouvait être pris en compte étant donné que cela n’avait abouti à aucun résultat tangible dans le domaine de la marche. Dans un système d’évaluation binaire, on sait ou on ne sait pas. C’est, entre autres, pourquoi en tant qu’enseignant j’ai une prédilection très marquée pour les tests à choix multiples.
J’aimerais ajouter qu’en raison de ma formation pédagogique, je ne me suis d’ailleurs pas contenté avec elle d’une évaluation sommative. J’ai fait à douze mois un bilan de ce qu’elle devait faire pour atteindre le but assigné. J’ai bien mis en relief les aspects formatifs de mon évaluation. Je suppose d’ailleurs que si je n’avais pas noté ma fille de manière formative, elle ne marcherait pas encore aujourd’hui.
Pour ses seize ans j’ai offert à ma fille une montre munie d’un podomètre, cela lui permettait de compter les pas qu’elle faisait, les calories dépensées et la distance parcourue dans la journée, en quelque sorte un cadeau utile pour améliorer ses performances. Je lui expliqué qu’elle pourrait ainsi atteindre plus rapidement le niveau D13 de la marche à pied (D13, c’est le top niveau en marche). Le psychologue qu’elle allait voir régulièrement depuis deux ans pour apprendre à mieux se détendre, avait d’ailleurs fait un jeu de mot débile, il avait parlé de « niveau détresse », c’était sans doute un psychologue yakarien. J’ai tout fait ensuite pour qu’elle change de psychologue…
J’ai fait la même chose avec elle dans le domaine de la propreté, de la tenue à table, de la ponctualité, de l’obéissance… ce qui me conduit à dire aujourd’hui que mes enfants ont été bien élevés. Si un jour vous me rendez visite, je pourrai vous montrer les carnets d’évaluation de mes enfants de leur naissance à leur majorité.
Un jour quelqu’un m’a dit que noter ses enfants, cela ne se faisait pas. Je lui ai répondu que je n’avais fait que transposer dans le domaine de l’éducation à la maison ce que je faisais dans celui de l’éducation scolaire. Il s’agissait bien dans les deux cas d’apprentissage et même d’apprentissage psychomoteur (l’emploi du terme donnait l’impression que j’avais des notions scientifiques) tout comme dans l’enseignement des langues. Je lui ai donc demandé pourquoi je pouvais noter mes élèves et pas mes enfants. De plus, lorsqu’ils rentreraient à l’école mes enfants seraient notés, je les préparais donc ainsi à mieux affronter leur vie future.
Lectrice de Bourdieu et Passeron, cette personne m’a fait remarquer que mon mode d’éducation relevait de la « violence symbolique ». Je lui ai demandé, comme elle était elle-même enseignante, dans quelle mesure la notation de ses élèves ne relevait pas de la même violence ? Elle les forçait à apprendre. Etait-ce parce que j’étais leur père que je faisais quelque chose d’inadmissible (c’étaient ses mots) ?
Elle a même osé ajouter que ma fille avait appris à marcher, non parce que je l’avais notée, mais parce qu’elle le voulait, parce qu’elle était motivée pour marcher, qu’elle était poussée, entre autres, par un désir intérieur d’imiter les adultes et peut-être un désir de liberté ou d’indépendance. Elle m’a parlé aussi d’éveil de la curiosité, du désir et du plaisir d’apprendre, elle a employé d’autres mots à la mode.
Après une phase de résistance aux objections de ma collègue, je me suis posé un certain nombre de questions sur ma façon d’enseigner. J’ai commencé à me demander pourquoi je notais mes élèves ? Était-ce parce qu’ils n’étaient pas assez motivés ? Et donc, peut-être, parce que je ne savais pas comment stimuler leur désir d’apprendre la langue que je leur enseignais. Était-ce seulement pour vérifier leur niveau de compétence ou était-ce plutôt pour vérifier dans quelle mesure ils avaient retenu et ils appliquaient ce que je leur avais transmis, donc pour noter indirectement la qualité de mon enseignement et la portée de mon pouvoir mental sur eux. Mes évaluations avaient fonction de thermomètre, mais de qui est-ce que je prenais la température ?
J’avais vu lors des premiers cours la curiosité briller dans leurs yeux, puis, très rapidement, leur regard s’était terni, sans que je sache ou me demande pourquoi. Qu’était devenue cette curiosité ? Qu’avais-je fait pour la nourrir ou la cultiver ? Quelle mode de relation à la langue avais-je établi pour qu’elle ne soit plus qu’un simple objet de savoir et d’évaluation ? Pourquoi est-ce que je forçais à apprendre des enfants qui par nature étaient curieux ? Pourquoi leur avais-je communiqué ma rigueur et non mon amour de la langue ? Était-ce par insécurité personnelle ? Pourquoi avais-je cru que les deux instruments majeurs de l’apprentissage étaient la carotte et le bâton ? L’évaluation devait-elle compenser mon incapacité à les intéresser, à les passionner même, pour cette langue que j’aimais ? D’ailleurs pourquoi est-ce que je notais leur savoir, mais pas leur capacité à écouter les autres, leur curiosité, leur spontanéité, leur joie de vivre, leur amour de la liberté, leur sens de l’entraide et de la solidarité… N’était-ce pas tout aussi important pour leur vie sociale future que le nombre de mots appris, de structures et de formules toutes faites dans la langue étrangère ?
J’ai donc commencé à remettre en cause les évidences qui balisaient mon cheminement pédagogique et à me poser des questions sur ma façon d’enseigner et sur les limites que je me donnais en prétextant qu’elles étaient dues au carcan que m’imposait mon contexte institutionnel. J’ai tout d’abord mis mes problèmes sur le compte de la tradition, de ma formation, de l’institution qui me contraignait à prouver que j’avais des résultats tangibles. J’attribuais mes difficultés aux conditions dans lesquelles je devais travailler, aux autres donc, et surtout à une institution qui avait l’avantage de ne pas être vraiment saisissable. Il fallait pourtant que je réagisse à mon niveau, car il y avait trop de laissés-pour-compte dans ce système fait pour les « forts en thème », ceux qui disposaient d’une bonne mémoire sémantique. Les autres étaient abandonnés au bord du chemin, parce qu’ils n’étaient pas faits ou pas doués pour les langues. Pourtant ils en parlaient une, la leur ! N’étaient-ils faits ou doués que pour une langue, alors qu’une grande partie du monde est, au minimum, bilingue…
On me proposait maintenant pour mieux résoudre mes problèmes de nouveaux référentiels, des descripteurs plus précis pour encore mieux sélectionner ce que je devais enseigner et surtout pour mieux évaluer mes « apprenants ». Donc « toujours plus de la même chose » comme dit Watzlawick en parlant des changements qui restent à l’intérieur d’un système. Cela, paraît-il, afin qu’ils soient plus performants et qu’ils puissent mieux répondre aux besoins d’une société, mais de quelle société ? Une société du prêt à porter pédagogique alors qu’il nous faut travailler sur mesure, car chacun est unique et suit son chemin à son rythme dans la langue étrangère. On voulait que je leur impose des contenus et que je les évalue tout en attendant de moi que je les rende autonomes ? Un doute profond est entré en moi…
Veuillez m’excuser, je ne suis pas là pour vous parler de mes doutes. Je vois que je m’éloigne de l’évaluation de la marche de ma fille et je sens une certaine pression monter en moi. Il est temps que je m’arrête.
Au fait ne croyez surtout pas que j’aie voulu vous faire marcher.